Des mots pour des maux


         La silhouette gracile traverse le service de son habituel pas hautain, sans le moindre regard pour ses collègues. Elle lévite jusqu’à son bureau et s’y enferme. Une fois assise, un regard méprisant vers les dossiers que la femme de ménage a encore déplacés. Ses doigts saisissent la pile de chemises et rétablissent l’équilibre géométrique originel.
         L’écran de son ordinateur, sollicité, affiche son invariable formule d’accueil :
         — Bonjour, Anne-Marie.
         Ecran bleu.
         — Merde, c’est quoi ce bordel, dès ce matin ?
         Anne-Marie tape sur les toutes les touches de son clavier les unes après les autres.
         — Saloperie d’informatique !
         Elle écrase son index sur la touche Entrée. Elle finit par s’appesantir sur la touche Echap. Presque contre toute attente, l’ordinateur s’éteint et se relance.
         — Ah quand-même !
         Un flot d’inscriptions défile à l’écran. Des données indéchiffrables inhabituelles.
         — Mais qu’est-ce que… Tu me fais quoi, toi, ce matin ?
         Une mention occupe le centre de l’écran.
         — Démarrage du programme : Oui / Non.
         Anne-Marie sourit avec mépris tant le ton lui semble indécent. Depuis quand cette machine se permet-elle de lui demander l’autorisation de fonctionner ?
         — Merde, tu te prends pour qui ? Evidemment que c’est Oui ! T’as que ça à faire, lancer ton programme, alors de quel droit tu poses la question ? C’est bien la première fois et je te garantis que c’est la dernière ! Je vais appeler le service informatique dès qu’ils seront embauchés, je te le garantis, moi !
         Comptable dans une grande société niortaise, Anne-Marie est une femme intelligente, éprise de logique. Le monde n’est que mathématiques pour elle et toute tentative pour y échapper est subversive. Elle n’a que faire des relations humaines et sa vie sexuelle se résume à trois minutes de plaisir le troisième jeudi du mois dans un plan cul planifié sur Internet.
         Sélection du Oui.
         Soupir désabusé.
         Une icône apparaît sur un fond bleu suspect. Avec les traits d’un personnage moqueur dont le petit rire ébranle les nerfs de la spectatrice unique. En regardant mieux la marionnette animée, Anne-Marie aperçoit son propre visage.
         — Mais c’est quoi ce bordel ? Oh punaise, j’y suis, c’est un petit cadeau de mes chers collègues, c’est ça, hein ?
         Elle jette un œil au-delà des vitres de son bureau. Les têtes de ses deux collaborateurs matinaux sont aimantées à la bureautique, dédaignant leur froide voisine.
         Le petit personnage virtuel continue de gesticuler de façon épileptique quand une gigantesque tapette vient lui aplatir les omoplates. Une épitaphe surgit : « A notre chère Anne-Marie ». Avant de disparaître et de laisser place à la proposition première :
         — Démarrage du programme : Oui / Non.
         Nouvelle sélection du Oui. Avec arrogance. L’œil condescendant scrute les cristaux liquides, attendant de voir ce qui va s’y inscrire. La machine répond en lettres capitales rouges : « ERREUR » ;
         — Hein ?
         Nouvelle alternative :
         — Démarrage du programme : Oui / Non.
         Nouveau Oui rageur.
         — ERREUR. Démarrage du programme : Oui / Non.
         Anne-Marie est sur le point d’exploser. Avant l’entrée en éruption, elle presse le Non.
         Noir.
         La comptable vomit sa colère et administre une gifle à l’ordinateur. La boite électronique grésille. Un crépitement saccadé accompagné d’un léger tremblement. Une étincelle jaillit de l’unité centrale. Un son comparable à un ressort qui se détend retentit. Connexion. Lumière. L’écran est traversé de chiffres,  de lettres et de signes incompréhensibles. Des cohortes de caractères s’enchainent de plus en plus vite.
         Echap. Echap. Encore Echap. Ctrl Alt Suppr. Rien n’y fait. Soudain un flash. Et une phrase :
         — Tu viens d’accéder à un nouveau programme. Veux-tu y entrer : Oui / Non.
         Anne-Marie suffoque. La colère l’étreint plus que son amant du jeudi soir.
         — Depuis quand tu me tutoies, espèce de foutue bécane ?
         Outrée, elle ne supporte pas qu’une intelligence artificielle, qui n’est en fait qu’une banque de données, ait l’outrecuidance de s’adresser à elle avec légèreté. Elle, dont les compétences sont reconnues dans l’entreprise, dont l’expérience est sans commune mesure avec la longévité relative d’une carcasse emplie de circuits vidéos. Elle, pour qui la machine n’est qu’une création dont les capacités d’autonomie sont nulles, dont le pouvoir d’initiative ne résulte que d’une somme de programmations.
         Mais la chef de service a un défaut : elle est curieuse.  Et la curiosité l’emporte sur la colère. Elle finit par succomber aux sirènes de ce process inconnu. Elle sélectionne le Oui.
         Un avertissement remplit alors l’écran :
         — Si tu réponds O, il n’y a qu’une seule porte de sortie. Qu’il te faudra trouver. Un signe parmi d’autres. Mais attention, les chiffres et les lettres que tu vas affronter sont redoutables. La moindre faute te condamnera immanquablement. Es-tu de taille ?
         Bouche bée, Anne-Marie fixe la dernière question.
         — Si je suis de taille ? Tu vas voir si je suis de taille…
         Nouvelle intervention sur le clavier : O.
         Un éclair jaillit de la dalle bleue. Elle ferme les yeux.
         Quand elle les rouvre, la surprise la cloue sur place. L’ordinateur, le bureau, tout a disparu. Elle se trouve dans un monde étrange, aux lumières blafardes, aux frontières invisibles. Pas de mur, pas de fenêtre, pas de ciel. Juste un sol immatériel qui s’étend à l’infini.
         Un message apparaît brusquement en lettres capitales rouges, suspendues dans l’air, comme par magie :
         — BIENVENUE DANS CETTE REALITE VIRTUELLE.
         Le message explose, les lettres volent en éclat. Le C manque de peu de décapiter la visiteuse. D’autres caractères font leur apparition :
         — Nom du programme : DES MOTS POUR DES MAUX.
         Le message se dissout. Un autre suit :
         — DEFI = ARRÊTER LE PROGRAMME.
         L’hôte de ce royaume étrange tente de comprendre ce qui lui arrive. Elle a atterri dans l’ordinateur. Une chose incroyable, mais pourtant… Loin de céder à la panique, elle laisse l’idée que la machine ne peut contraindre l’être humain envahir son esprit. Résolue, elle décide alors que son pouvoir d’initiative, une fois l’adaptation réussie, doit l’aider à réagir. Le regard droit, la posture frondeuse, elle commence à arpenter le monde qui l’entoure, un monde dont les habitants, quelle que soit leur forme, ne devraient pas tarder à se manifester.
         Et, effectivement, deux 1 et un 5 surgissent du néant et lui barrent le passage.
         Interloquée, elle recule d’abord avant d’envisager de les contourner. Mais l’ennemi devine la stratégie et ouvre les hostilités sans la moindre sommation. Le 5 se soulève et tournoie de plus en plus vite avant de fondre sur la visiteuse, tel un boomerang aux extrémités coupantes. La cible se jette au sol et évite de peu l’impact. Au même instant les deux 1 s’activent et adoptent une position horizontale dans une lévitation symétrique. La figure aux traits parallèles déclenche un départ foudroyant. Les deux poignards convergent vers les chairs offertes. Le premier effleure le cou. Le second se plante dans la cuisse.
         Anne-Marie se tord de douleur car non seulement le couteau virtuel lui a troué l’épiderme mais, en plus, il continue de s’enfoncer. D’une main vigoureuse, elle parvient à l’arracher. La plaie saigne. Elle crie.
         Mais elle n’a pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Devant elle, une armée de lettres, toutes plus menaçantes les unes que les autres, s’avance. Un X aux branches aussi acérées que des lames neuves côtoie un V qui ressemble à s’y méprendre à un sécateur. Un T, dont on imagine sans peine sa capacité à se transformer en marteau, précède un C et son jumeau dont les silhouettes identiques rappellent celles de deux faucilles aiguisées. Derrière eux, un S dont les arêtes scintillent, un L, un Z, un E et un O.
         Ne devient pas Alice au pays des merveilles qui veut. D’abord parce que la naïveté ne s’acquiert pas. Et ensuite, parfois, parce que c’est le pays des merveilles qui le refuse. Anne-Marie regarde autour d’elle, cherchant le trou de lapin blanc par lequel elle pourrait s’échapper. Les horizons succèdent aux horizons, le néant au néant. Pas d’aspérité, pas de faille. Elle repense au message en lettres rouges qui évoquait le défi d’arrêter le programme. Le trou de lapin existe bel et bien. Et s’il y a une porte de sortie, elle va la trouver ! Il suffit de réfléchir…
         Le programme, se dit-elle, si malfaisant soit-il, ne vaut pas mieux qu’une console ou qu’un jeu électronique de poche. La solution est au bout du niveau ou derrière l’artifice qui y met fin. Et les artifices, il n’y en a pas cinquante : juste une poignée de lettres.
         « Alors, c’est laquelle ? »
         Quelle lettre faut-il actionner ? Et comment l’actionner ? Quels critères : l’aspect des signes ou les symboles qu’ils dégagent ?
         Le temps mis à profit pour la réflexion condamne celui de la réaction. Apathique, la cible humaine n’est qu’un point aux coordonnées invariables que le S ne manque pas de rattraper, sectionnant au passage la main gauche qui dépassait. Le X en profite pour la prendre à revers et lui entailler les reins.
         Anne-Marie chancelle et tombe sur le sol invisible.
         Les caractères ondulent autour d’elle. Danse macabre. Il ne manque plus que l’oraison funèbre. Et le coup de grâce.
         Mais là où d’autres se seraient résignés à leur sort, la chef de service se concentre et mobilise ses facultés intellectuelles.
         « Observe… Il y a forcément une clé… Observe… »
         Les C fauchent. Le S ou le Z sectionnent. Le T écrase. Le L… S’il y en avait un deuxième, le binôme pourrait permettre de s’envoler. Seul, il frappe. Le V découpe. Le X entaille. Toutes ces lettres pourvoient de la douleur. Aucune n’est salvatrice. Reste le E. Et puis le O. Laquelle choisir ? Sans doute pas le E car il représente la fin de la VIE. Alors… Alors, il n’y a plus que le O. Ses rondeurs et la perspective qu’il contient en font une sortie idéale.
         « Suffit de se glisser dedans… »
         Un écart pour éviter le X, une parade agile pour échapper aux deux C. Une course folle et un plongeon dans les entrailles irréelles du O… Mais le disque se referme sur le corps qui tente de le traverser et commence ses contractions. La prisonnière se débat, mais elle sait déjà qu’elle ne survivra pas à une telle pression, ses limites physiques étant plus proches que ses limites intellectuelles.
         Elle n’entend pas les premiers os qui se brisent, elle gémit mais ne crie pas. Avant de perdre connaissance, elle doit se concentrer pour trouver la solution et relever le défi. Question d’honneur. Son intelligence ne saurait être mise en défaut par une machine. Quelle insulte, sinon !
         Elle ferme les yeux. Son corps meurt, mais son activité cérébrale demeure intense.
         Les lettres défilent autour d’elle. Nouvelle danse macabre. Elle rouvre les yeux une dernière fois.
         — Pauvre machine insignifiante, soupire-t-elle… J’ai trouvé… Les C… Ce sont les C… CC est synonyme d’arrêter. Arrêter le programme… Tout ça pour ça… Ridicule…
         Un voile recouvre la sclérotique. L’iris se fige. Les paupières tombent. La vie s’en est allée.
         Noir.
         Noir.
         Noir.
         Signal électrique.
         Stimulation neuronale engagée.
         Lumière.
         Un point clignote.
         Aucun dysfonctionnement. Aucun symptôme délétère.
         Hyperactivité des circuits.
         Clarté aveuglante.
         L’œil doit s’habituer. Le voile s’est estompé. Les couleurs et les nuances apparaissent. Les formes se distinguent. Ce qui pose question reçoit réponse instantanément. Le monde extérieur se décode facilement. Tout est si primaire…
         Interface fonctions motrices et sensitives.
         Les mains… Les doigts répondent. Le reste du corps attend une injonction.
         Transmission des analgésiques endogènes.
         Fibres inhibitrices.
         Stimulation globale engagée.
         Stimulation complète.
         Récepteurs sensoriels OK. Structure mécanique totale.
         On frappe à la porte du bureau.
         — Anne-Marie ? Anne-Marie, ça va ?
         — Oui, bien sûr. Merci.
         — C’est que… Tu avais l’air bizarre, de loin… T’étais comme immobile. Tu bougeais plus… T’est sûre que ça va ?
         — Oui, je vais bien, merci.
         — Hem, je sais que tu vas mal le prendre, mais… j’aurais besoin de prendre mon après-midi pour… enfin… Ma fille est là et Disons que j’aimerais…
         — Bien sûr, Vanessa, je comprends… Prends du temps avec ta fille.
         — Ah bon ? T’es sûre que ça va ?
         — Certaine, oui. Merci.
         — Ecoute, je sais pas quoi dire… Génial ! Merci ! Je te fais la demande sous l’appli…
         — Profite de ce beau temps ! Il pourrait ne pas durer.
         — Hein ? Ah oui, d’accord ! Encore merci !
         Vanessa s’éloigne. Elle lève le pouce en direction de son collègue qui n’en revient pas.
         Leur chef a les yeux tournés vers la fenêtre extérieure.
         — Je sais pas ce qui se passe, mais elle est vraiment pas comme d’habitude. T’as vu comme elle regarde dehors ? On dirait un vieux chat qui laisse le soleil lui réchauffer les os…
         — Oui ou plutôt une pile qui recharge ses accus…
         — Une pile ? Remarque, oui, t’as raison. Elle bouge pas d’un poil…
         — En tout cas, elle a accepté que je parte et ça, ça montre qu’elle a changé. Elle s’est transformée.
         — Ouais, c’est clair. Mais en quoi ?