Extrait 5


V
Commune de Mazières-sur-Béronne
France, 3 avril 1898



Ce n’est que lorsque j’atteignis le parquet, dressé dans le champ du père Girardin, presque au pied du moulin de Gennebrie, juste après le confluent de la Béronne et de la Berlande, que je reconnus enfin avec certitude les mélodies que l’écho lointain, plein de bienfaisance, m’avait rapportées au fil de mes pas pour qu’elles fissent naître en moi une joie calme et sereine.
En cette journée ensoleillée, les prés d’un vert vigoureux, parsemés de petites fleurs colorées, annonçaient l’imminence de la belle saison et contribuaient à rendre l’humeur joyeuse. Un parfum de légèreté inhabituelle flottait dans l’air. Un parfum qui se mêlait au tumulte des arrivants, aux rumeurs ponctuées d’acclamations, à la musique, aux bruits d’attelages, aux grincements des charrettes, aux aboiements, aux hennissements ainsi qu’aux odeurs d’animaux, d’anguilles grillées, de fricassées d’écrevisses ou de vin chaud qui s’élevaient toujours des foires et des bals.
Lieux privilégiés pour les transactions commerciales, les foires occupaient une place importante dans la vie de la commune de Mazières. Le moindre changement de date d’une foire, quelle qu’en fût la raison, exigeait une délibération du Conseil municipal. La foire de Charzay, qui avait lieu deux fois par an, était la plus populaire. On y venait par la grande route pour échanger des chèvres, des bœufs, des mulets. Ceux qui venaient de Brioux à pied partaient tôt le matin, tandis qu’il ne faisait pas encore jour. Acheteurs et vendeurs se croisaient, négociaient et buvaient ensemble. Les femmes suivaient. Les enfants, qui n’allaient pas à l’école, couraient et chahutaient. Les chiens jappaient. La vie révélait toute sa complexité et toute son intensité en mêlant ainsi les existences, les aspirations et les différences sociales dans l’agitation et le bruit.
Malgré les injustices, les déceptions, parfois les actes de brigandage, les foires produisaient une sorte d’excitation qui poussait les hommes et les femmes à se rassembler et à se mélanger. Elles avaient avec les bals au moins deux choses en commun : on y pouvait rencontrer du monde et on s’y laissait volontiers aller, dans le respect, cela allait de soi, des convenances…
Je contrôlai l’irréprochabilité de ma belle jaquette et je vérifiai que le vernis de mes chaussures n’avait pas disparu.
Je tenais à bien paraître, non que je fusse hautain ou flagorneur, mais parce que j’aimais danser et fréquenter et que, dans les deux cas, il fallait plaire à celle qui m’accompagnait. En réalité, j’ignorais si le fait de m’apprêter avec application renforçait ou non un éventuel pouvoir de séduction chez moi mais je me persuadais que si celui-ci existait, je ne devais pas le négliger. Je savais qu’un homme pouvait succomber aux attraits séducteurs qu’une femme se donnait par la toilette ou la coquetterie, alors j’aspirais à croire qu’une femme apprécierait également les efforts qu’un homme consentait pour la séduire. Je ne voulais en aucun cas que l’apparence derrière laquelle je m’abritais se substituât à ma véritable personnalité, mais si cette apparence pouvait au moins faciliter l’éveil d’un sentiment amoureux chez l’élue de mon cœur…
Je serrai la main d’Émile Bourdin qui, comme moi, faisait partie du Conseil Municipal de Mazières. Ah ! Emile Bourdin ! Un sacré personnage… Il ne put s’empêcher de revenir sur la dernière séance au cours de laquelle le Conseil avait sommé monsieur le Maire, Gilbert Passereau, de repousser les prétentions tarifaires du vétérinaire chargé de l’inspection des foires, dont l’action consistait à limiter les épidémies de fièvre aphteuse dévastant les troupeaux. Ce vétérinaire arriviste exigeait des émoluments de député. Payé à l’origine quinze francs par foire, il demandait désormais vingt francs.
— Vingt francs, çhau fi d’garce ! Pasque l’é sorti de Pouétiers, o le fllaterait d’être riche… Vingt francs ! O li doune le virounèa… Ah, l’é benése ! Un bun pésant vaut meu que li… (Vingt francs, sacré fils de garce ! Parce qu’il vient de Poitiers, il trouverait ça bien d’être riche… Vingt francs ! Ça lui tourne la tête… Ah, il est heureux ! Un bon paysan vaut mieux que lui…) avait commenté Émile Bourdin.
— Dame ! i sunjhe que si i le vet, i va le calotâ, i va le déteurvirâ, i va le charaillâ dans le mitan dau fumâ… (Ah ! je crois que si je le vois, je vais le gifler, je vais le renverser par terre, je vais le transporter en plein milieu du fumier…) avait précisé « Le Bougre », un homme violent dont les raisonnements s’élevaient moins vite et moins haut que les poings.
Devant mon regard outré, il avait tout de même cru bon d’ajouter :
— Le s’en réchappera… (Il s’en remettra…)
Comme s’il n’était passé que pour proférer ses menaces, l’homme disparut aussi vite qu’il était apparu, se jetant plus loin qui sur un voisin qui sur un inconnu pour leur déverser ses flots d’inepties en pleine figure.
N’écoutant guère « Le Bougre » et ses exhortations à la violence, Émile poursuivit son réquisitoire avec les mêmes propos, modérés et pleins de bon sens, dont il avait déjà usé pour convaincre presque tous les conseillers de ne pas accéder aux exigences du vétérinaire, qualifiant finalement celles-ci par un terme simple : « déraisonnables ! » À l’idée qu’on osât une telle requête, Émile Bourdin contint difficilement son courroux et ne se priva pas de qualifier ce vétérinaire de brigand lorsque celui-ci poussa l’indécence jusqu’à venir s’enquérir de la délibération aussitôt la cession terminée.
— Qu’est-ce que t’en dis, toi ?
— Émile, vous le savez bien. Je pense qu’il ne faut pas juger cet homme uniquement sur la somme qu’il demande.
— C’est pas vrai… Il remet ça ! Mais t’es bien d’accord avec moi, nom de diou (nom de Dieu) ?
— Oui, Émile, mais considérer la demande de cet homme ne consiste pas en un jugement fondé sur la somme exigée. Nous devons nous demander si celle-ci est bien proportionnelle aux compétences de cet homme. Et là, mon opinion rejoint la vôtre : bien que ce vétérinaire prétendît haut et fort qu’il est le plus compétent pour limiter cette épidémie, je suis certain que d’autres vétérinaires feraient un excellent travail pour quinze francs.
— Oui, enfin… euh ! nous sommes d’accord ! C’est bien ce que je disais. Que le diablle o z-emporte ! (Que le diable l’emporte !)
Bien que, pour une fois, mon avis ne différât point du sien, l’heure ne se prêtait pas à ce genre de propos et j’abrégeai la conversation par une pirouette qui laissa ce brave Émile sur sa faim. Il n’aimait pas danser et cherchait plutôt, dans ces bals où l’on croise beaucoup de monde, quelque oreille attentive à ses assertions. Lui, qui s’était opposé au passage de la ligne de chemin de fer Niort-Melle-Brioux-Ruffec par la commune de Mazières, alléguant que le train allait défigurer notre belle campagne, ressassait ses protestations à qui voulait bien l’écouter et assénait ses convictions sans jamais s’occuper des réponses éventuelles. Quand on commençait à suivre, ne fût-ce qu’un peu, son raisonnement, on ne pouvait plus ni se dérober ni l’arrêter. S’ensuivait alors un long monologue pimenté que ni les bâillements, ni les murmures, ni les protestations ne perturbaient.
Avec lui, on ne s’ennuyait jamais lors des réunions du Conseil ! D’ailleurs, la certitude qu’il avait déjà préparé un long réquisitoire contre l’arrivée du téléphone dans la commune m’envahissait déjà. Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il allait animer la prochaine réunion avec autant d’enthousiasme qu’il fallait pour repousser ce projet saugrenu que je devais y présenter. Emile Bourdin faisait partie de ceux qui se persuadent que le soleil régente leur vie et qui ne trouvent de raison d’exister que dans leur attachement à la terre. Fi du progrès si on doit le payer au prix fort en changeant son mode de vie naturel !
Bien entendu, je ne lui reprochais pas sa philosophie de la vie, mais plutôt son obstination à combattre le progrès et sa volonté de refuser toute amélioration de sa vie au quotidien, usant de la mauvaise foi et de la démagogie sans retenue.
Je saluai Madeleine Passereau, qui portait un panier de victuailles. Derrière elle trottinaient Pierre et Adélaïde Gigou, dont les silhouettes – petite et ronde pour Pierre, fine et élancée pour Adélaïde – rivalisaient de contradictions.
— Va-t’o ? (Ça va ?) me lança Pierre.
— O va ! (Ça va !) répondis-je laconiquement.
Adélaïde inclina la tête et m’offrit un sourire en guise de bonjour. Je les savais pressés de s’élancer sur le parquet et de danser. Je ne cherchai donc pas à les retenir. Adélaïde tenait Pierre par le bras et l’obligeait à suivre l’élan que soutenaient ses grandes jambes. Il eut juste le temps de se retourner et de m’adresser un signe discret et complice de la tête qui confirmait mes pensées : Adélaïde adorait danser et rien ne pouvait l’écarter du chemin qui la menait à l’endroit où elle allait pouvoir exprimer son talent.
Mais la chance lui tourna le dos : les musiciens faisaient une pause. La déception se lut sur le visage d’Adélaïde dont la course impatiente venait de prendre fin. Je lui tapotai l’épaule pour la réconforter.
— Ils vont vite reprendre… chuchotai-je avec compassion.
Les musiciens en question se rafraîchissaient le gosier. Parmi eux, Hilaire, mon grand ami. Dès qu’il m’aperçut, il leva un bras chaleureux et m’invita à le rejoindre.
— Un petit verre ? proposa-t-il gaiement.
— Pourquoi pas, en effet…
La pause fut de courte durée car l’impatience des danseurs était perceptible. Et, sans la musique, l’excitation retombait vite. Des applaudissements enthousiastes vinrent d’ailleurs accueillir les premières notes. Je lançai un clin d’œil complice à Hilaire, qui frappait déjà sa grosse caisse avec entrain et je retrouvai Clémence, ma cavalière, sous les regards désapprobateurs de quelques célibataires jaloux prêts à tout pour la courtiser. Délicieuse Clémence, dont le regard éblouissant aveuglait quiconque le croisait. Un regard profond dans lequel je m’étais égaré et auquel je ne pouvais plus échapper. Une certitude dont je ne me plaignais d’ailleurs pas. Il existait des sorts moins enviables.
Plusieurs couples étaient déjà en train d’en suer une. Je reconnus Anna Paquet et son mari qui, bien qu’ils fussent ventripotents tous les deux, se faufilaient avec grâce, Édith et Lucien Madier qui n’en finissaient pas de saluer les autres danseurs, Madeleine et Gilbert Passereau, les Gigou, les Barbier, les Thibault et la mère Porcher pour le Petit Beauvais. Il y avait aussi les Dupuy et les Frappier du Bouchet, les Ravard du Portail, puis les Jouslain, tisserands à Payzay-Le-Tort et enfin les frères Chabot, de Brioux, qui travaillaient dans l’un des deux moulins à manège dans lesquels on fabriquait de l’huile de noix et de l’huile de colza. Ces derniers, dont la réputation sulfureuse les précédait, avaient déjà réussi à s’emparer du cœur et des bras de deux jeunes filles dont les visages m’étaient inconnus. Nul doute qu’ils n’allaient pas les laisser respirer de la journée et qu’ils tenteraient, à un moment ou à un autre, de leur soutirer quelques baisers.
Nous nous glissâmes parmi eux et nous commençâmes à tourner, poussés par le rythme qu’imprimait Hilaire avec sa grosse caisse et séduits par les mélodies nées de cette harmonie particulière qui caractérisait l’association du violon à l’accordéon.
Ce n’était pas la première fois que nous dansions ensemble et cette série récurrente me raffermissait dans ma volonté de rapprocher encore ma vie de la sienne et… de l’aimer. Chaque fois qu’une occasion se présentait, nous tournoyions, unis dans un même pas. Mes bras entouraient sa taille avec délicatesse au début puis, inexorablement, exerçaient une pression de plus en plus forte, enchaînant nos deux corps dans un même élan que j’aurais voulu éternel.
Clémence n’était pas dupe. Elle ne pouvait pas être dupe. Elle avait écarté, par des propos cinglants ou une attitude sans équivoque, plus d’un Dom Juan et, à terme, dissuadé qui que ce fût d’oser l’effleurer. J’étais le seul à pouvoir danser avec elle, à profiter de l’intensité de son regard, à bénéficier de son indulgence, mais aussi le seul à la comprendre, à admettre son intelligence dans un monde où la femme ne jouissait pas de la même reconnaissance qu’un homme.
Si Clémence se laissait ainsi enlacer, au vu et au su des habitants de la commune dont certains ne manqueraient pas de commérer au lavoir ou ailleurs, c’était une façon de montrer qu’elle le voulait bien et qu’elle faisait fi des conventions. Parader avec un homme plus âgé qu’elle, fût-il un homme respectable et un habitant de la commune, ressemblait à un défi au poids des traditions fondées sur des principes religieux sévères. Ces mêmes principes qui conditionnaient les mentalités et les comportements au point qu’un jeune ménage cachait une future naissance aussi longtemps que la largeur des vêtements de l’épouse parvenait à soustraire aux yeux des curieux les premières rondeurs qui se dessinaient.
Parfois, ses yeux en forme d’amandes rencontraient les miens ; ils brillaient et exprimaient un contentement qui grandissait à mesure que je les contemplais. Puis ils déclinaient peu à peu, comme si Clémence voulait dissimuler l’émotion délicieuse que son regard trahissait. Je ne savais comment interpréter cela mais j’y voyais autre chose qu’un incident frivole. Ce geste indicible, qui empoignait mon cœur et qui ne faisait qu’accroître ma double frustration de ne pouvoir lui dire à quel point elle comptait pour moi et de ne pas savoir si mon statut à ses yeux dépassait vraiment celui d’un bon ami, ne m’eût point engagé à conserver l’espoir d’un futur bonheur s’il ne se fût répété et si, par conséquent, quelques transports amoureux ne l’eussent inspiré.
En ces instants si particuliers, les mots que prononçait Clémence étaient rares mais ses yeux parlaient pour elle, du moins l’espérais-je… La vivacité de ses sentiments s’y lisait et c’est pour cela qu’elle les fermait. Elle prenait la liberté de montrer à tous l’impression que j’avais faite sur son cœur, mais elle ne voulait pas montrer qu’elle eût volontiers consenti à ne plus me quitter.
Pouvais-je continuer longtemps cette quête de la vérité sans le secours du raisonnement ? Rien ne me permettait d’assurer si c’était illusion ou réalité.
« Combien de temps devrai-je encore attendre avant de dissiper la confusion de mes pensées ? Saurai-je m’adresser à Clémence et obtenir d’elle l’aveu que je souhaite entendre sans encourir sa disgrâce ? »
Je l’ignorais encore mais mon incapacité à répondre à ces questions allait très vite disparaître, emportée par l’assurance avec laquelle Clémence savait parfois agir…