Nuages


         Les nuages s’étiraient, se déchiraient, disparaissaient. Ils traversaient le ciel comme ma modeste existence traversait le temps. Les nuages passaient. Les années aussi. Ma vie s’enfuyait en silence, laissant derrière elle une trainée de souvenirs qui, peu à peu, s’effaçait. Des périodes de plus en plus longues du passé s’échappaient de ma mémoire par des interstices invisibles ou se dissimulaient dans des recoins sombres dont je peinais à les extirper. Ma mémoire, si vigoureuse jadis, se remplissait de vide à mesure que mon esprit devenait déliquescent. Fixer un souvenir exigeait un effort colossal que je n’avais plus la faculté de répéter infiniment. Et en prendre conscience, c’était déjà vieillir.
         Je mesurais ma longévité théorique sur cette terre à mon aptitude à me rappeler le plus de choses anciennes, à remonter le plus loin possible dans le temps et, au fil des jours, je me rendais compte que ce pouvoir de voyager dans le passé s’amenuisait, restreignant ainsi ma vie aux seuls espoirs liés aux lendemains incertains. Je me retrouvais face à la réalité du présent et à ses lois numériques, priant pour que les printemps à venir se comptent encore par dizaines et non par unités.
         Des images de mon enfance illuminent encore mon esprit et je m’y accroche. Je m’efforce de les préserver du Néant qui me harcèle et qui vole mes souvenirs et mes émotions pour les remplacer par des souffrances physiques et des préocupations matérielles. Dans les méandres de mes délires, où je me perds parfois, je perçois sa tentative de démolition, d’avilissement de ma personne. Je devine sa volonté de me révéler mes rides et mes raideurs naissantes, de souligner quelques douleurs, de me faire prendre conscience de la fragilité de mes os et de l’atrophie de mes muscles. Mais je n’écoute pas. Je tourne la tête. Je résiste et je me réfugie dans le passé, sur ces terres qui abritent mes racines, sur ces terres où j’ai grandi, sur ces terres de liberté et de rêves qu’il tente de me soustraire.
         L’évocation de quelques périodes douces de ma vie suscite encore quelques frissons et agite même, à l’occasion, mes glandes lacrymales. Je repense avec amertume aux erreurs commises, à certains égarements mais dois-je vraiment les regretter ? Que représentent-ils, comparés à certaines révélations ? Existent-ils sans les leçons qu’on en tire ensuite, sans la joie d’avoir bravé un interdit, sans les premiers émois amoureux, sans l’apprentissage des plaisirs sexuels, sans l’acquisition de la sagesse ? La nostalgie m’enserre quand je repense à ces longues journées de vacances chez mes grands-parents au cours desquelles je m’adonnais à tous les jeux et activités que mon imagination me soufflait, dopée par l’air vivifiant de la campagne mazièroise, stimulée par la certitude qu’aucune limite ou presque n’existait dans la réalisation de mes projets ludiques, aiguisée par le fumet délicieux des tartes confectionnées par ma grand-mère et par l’arôme du café au lait dont je me délectais à quatre heures et dans lequel j’adorais plonger biscuits, tartines et pains aux raisins. Je me souviens encore des nombreuses chasses aux sauterelles et aux grillons, du nombre incalculables d’armes diverses fabriquées à partir de bouts de bois et de pointes chipées dans l’atelier de mon grand-père et avec lesquelles je combattais moult ennemis plus dangereux et terrifiants les uns que les autres, d’expéditions téméraires à la rivière, de courses effrénées à vélo au terme desquelles je remportais le Tour de France, de promenades sur le tracteur de l’oncle Robert, de certains dessins animés tels que « Le fantôme de l’espace » ou « Goldorak », du goût délicieux du miget au vin, des tranches de pain de quatre que ma grand-mère couvrait de fraises du jardin et qu’elle saupoudrait ensuite de sucre, du plaisir de cueillir les figues, pommes, poires, cerises, noisettes et abricots à même l’arbre, de l’excitation qui précédait le moment où nous entrions dans la cour aux poules afin de voir si elles avaient pondu... Quand venait le soir, je tendais fébrilement l’oreille, attendant que mon grand-père, maçon, rentre du chantier sur lequel il travaillait avec son frère. Un rite immuable : lorsqu’il atteignait avec son estafette jaune la maisonnette du père Bafferaud, il ralentissait et « cornait ». Je bondissais alors et dévalais aussi vite que possible l’allée rocailleuse qui menait à la route au bord de laquelle patientait le camion. La porte coulissait, je grimpais dans l’habitacle, à cheval sur les genoux de mon grand-père, les mains appuyées fermement sur le volant. Le véhicule redémarrait et empruntait l’allée qui montait vers la maison. Je tournais le volant avec précaution et dressais la tête avec fierté au moment où nous passions le portail sous le regard flatteur de ma grand-mère.
         La nostalgie m’étreint parfois. Mais pas aussi fort que l’implacable nécessité d’accepter l’idée que la vie n’est qu’un passage éphémère qu’il nous appartient, au mieux, d’optimiser.
         Je ne me résous pas à vieillir. Encore moins à mourir.