Passionnément en 13 lettres




         Le sol est dur. Il fait noir. L’humidité sature l’air et dépose sur ma peau une caresse glaciale.  
         « Mais où suis-je ? » 
         - Tu perds la boussole ! me lancerait Hélène.
         C’était l’une de ses expressions préférées.
         Essuyant une larme qui ne coule pas, je repense à Hélène qui m’a quitté…

*

         Ensemble, nous avons traversé tant d’épreuves. C’est comme si l’amour avait tendu une passerelle entre nous, que rien ni personne ne pouvait briser. Une jonction intemporelle et jubilatoire vers laquelle nous glissions avec délice. Même loin de moi, elle me soutenait par une proximité immatérielle que d’aucuns eussent qualifiée de folie. Mais, moi, je la voyais. Son visage irradiait le mien d’espoirs… Hélène n'était sûrement pas parfaite. Et moi non plus. Mais le couple que nous formions compensait les faiblesses de chacun et conférait une consistance à notre intimité. Ce que nous projetions, décidions, bâtissions, nous le faisions à deux et pour nous deux. Nous avions besoin l'un de l'autre, même si nous ne le savions pas, même si nous le voulions pas, même si nous ne le disions pas. Nos existences respectives ne s'envisageaient qu'ensemble, parfois pour le pire, souvent pour le meilleur…
         Puis, une nuit, elle est partie. Je l’ai entendue inspirer une dernière fois et son souffle s’est figé.
         Depuis, je me suis accroché aux images de mes premiers instants avec elle, m’efforçant avec tact de les préserver du Néant qui, dans son entreprise d’avilissement, les remplaçait par des souffrances physiques, des rides, des raideurs. Je me souvenais de chaque fois où nous avions fait l’amour. Si, par un concours de circonstances absurde, il avait fallu les citer et les décrire toutes, je n’en eus pas oublié une seule ! Chacun voyait en l’autre un objet d’excitation qui, une fois stimulé, réservait des moments de créativité et de collusion lubrique autant que ludique…
         Cela fait déjà cinq ans qu’Hélène s’en est allée. Cinq longues années au cours desquelles mon âme s’est ternie, mon corps s’est affaibli, mon cœur s’est asséché. Un jour, un ami m’a dit :
         - Pourquoi n’essayes-tu pas de retrouver l’amour ?
         - Comme si remplacer Hélène était possible ! lui ai-je répondu.
         Ce n’est pas seulement mon épouse qui a disparu. Une partie de moi-même l’a suivie. Je ne suis plus qu’une ombre, un mort en sursis qui n’a plus rien à faire dans le monde des vivants. Alors, retrouver l’amour… Quelle ineptie !

*

         Mes yeux s’habituent à l’obscurité, mais cela ne change pas l’absence d’horizon. L’exiguïté des lieux renforce ma curiosité :
         « Mais bon dieu ! où suis-je ? »

*

         J’ai commencé à boire il y a quatre ans. D’abord pour m’aider à supporter la souffrance endurée. Ensuite, parce qu'après quatre ou cinq verres de whisky, je parvenais, en me laissant avaler par l'assise douillette du canapé et en fermant les yeux, à sentir l'amour de ma vie s'approcher. Une vigueur nouvelle m'habitait alors, tandis que la déformation des articulations disparaissait et que mes douleurs lombaires s'atténuaient… Je n'entendais plus la télé. Juste une mélodie acidulée et lancinante qui sortait des haut-parleurs et dont les vibrations créaient de petites vaguelettes qui m'entraînaient vers un ailleurs lumineux et extatique.    
         Hélène s'allongeait à côté de moi, la tête appuyée sur mon torse, le sourire aux lèvres. Nos mains se rencontraient dans un ballet fraternel, inventant des postures complices et formant un lien instinctif fait de douceur et d'attirance. Puis mes doigts s'échappaient, certains restant langoureusement enlacés dans les siens, d'autres courant sur son bras, remontant jusqu'à l'épaule avant de glisser dans le cou avec une lenteur timide et la certitude coupable que l'étape suivante désignait l'ascension de rondeurs attirantes qu'un décolleté prononcé laissait entrevoir. S'insinuant entre la peau et le tissu léger, ma main effleurait le galbe, explorant chaque centimètre carré avec méticulosité, décrivant des cercles concentriques autour du mamelon avant d'accentuer la pression, poussée par un désir croissant. J'empoignais alors les seins avec vigueur, les malaxant avec connaissance, convaincu que par ces mouvements stimulants je transmettais à ma partenaire de jeu érotique une énergie irrésistible qui contrebalançait celle qu'elle me communiquait. Puis ma main continuait son exploration, plus bas, de plus en plus bas. Je sentais les contractions du ventre répondre à la pression de mes doigts tandis que le souffle d'Hélène s'intensifiait à mesure que l'excitation grandissait. Nous échangions quelques baisers vigoureux, avant que je ne libère les boutons de son chemisier, un à un, découvrant un corps qui, année après année, accentuait chez moi cette sensation de liberté du moment, l’idée qu’en l’instant nous avions à notre disposition un faisceau d’actes et de découvertes qu’il nous appartenait d’accomplir en un temps illimité.                 

*

         Alors que je gis dans le silence et l’obscurité, je sais à présent que je suis mort et enterré.
         Mort pour te rejoindre, mon Hélène. Car notre amour est toujours là.
         « Mais, toi, où es-tu, ma tendre Hélène ? Pourquoi n’es-tu pas avec moi ? »
         Autour de moi et en moi, le même Noir sévit. Intuitif, je sais qu'un élément m'échappe, mais lequel ? Je me recroqueville dans mon cercueil, nauséeux et infesté par la peur. La peur du noir, la peur de la mort. Et je sens une présence… La Présence… Je me souviens…

*

         Les couloirs interminables de la maison de retraite, ma chambre géométrique et austère, les lamentations dans les chambres voisines, le cliquetis des chariots, les injonctions des infirmières et cette odeur infâme, mélange variable d'excréments, de linge sale et de mort. Je me demandais si cette longue et déshonorante attente avant l’oubli s’apparentait à une sorte de contrepartie nécessaire d’une vie somme toute heureuse. Je me demandais si cela valait bien la peine de vieillir seul, dans cet univers cotonneux qui ressemblait à s'y méprendre aux parois capitonnées d'un cercueil. Et j'avais peur de mourir, j'avais peur du néant.
         De mon lit, je regardais souvent le plafond, voilé par l'obscurité, en me demandant si cette nuit serait la dernière. Depuis quelques temps j'avais remarqué ce spectre informe qui m'épiait, tapi dans les recoins sombres de la pièce. Je savais qu'il attendait le moment approprié pour m'enlever et me précipiter dans les abysses infernaux. Le poids de son avidité m'écrasait, me tétanisait. Je me tournais alors vers Hélène pour lui échapper.
         « Je voudrais qu'elle fût toujours en vie… » murmurais-je au mur.
         Noyé dans l'alcool et perdu entre deux mondes, je me suis mis à lui écrire. Présente devant, autour, en moi, elle faisait éclore une écriture enflammée, l'itération volontaire de ces longues séquences amoureuses évoquant avec emphase le plaisir des sens. Par mes mots ampoulés, je lui rappelais notre jeunesse d'avant-guerre, notre petite maison en pierres, la campagne verdoyante, théâtre de nos amours folles, nos correspondances brûlantes pendant la guerre qui nous faisaient oublier les atrocités des charniers. Derrière moi, le spectre, caché dans l'ombre, guettait le moment propice pour me prendre. Cette confrontation de la peur et du bonheur m'incitait à me demander si l'on doit considérer la vie comme une suite d'épreuves douloureuses ou si l'on doit en retenir l'exploit de les avoir vaincues. D'aucuns, en pareilles circonstances, eussent invoqué les dieux ou les diables et se fussent abandonnés aux uns ou aux autres. Mais je n'étais pas croyant et je n'avais jamais accordé le moindre crédit à ces affabulateurs en soutane qui profitent de la naïveté des gens. Pourtant, en secret, j'ai souvent rêvé qu'il pût exister quelque chose après la mort. Pas une autre vie. Non. Un ailleurs inconscient, indéfinissable, à mille lieues des religions et des mythologies, qui me permît de rejoindre Hélène.
         Au fil des jours, je me suis habitué à cette présence sinistre, à ses séquences d'observation prolongées. Un jour, j'ai même retiré le mot « sinistre » de la qualification employée à son égard. Précisément le jour où elle m'a parlé. Avec mansuétude. Sans la moindre connotation spirituelle. Moi qui suis un homme de la terre, qui ai toujours côtoyé des gens dont l'activité était liée à celle-ci, j'avais besoin d'entendre un discours concret. Non des promesses futiles de vie meilleure dans l'au-delà !

*

         L’esprit est capricieux. Je ne me rappelle pas pourquoi le caveau d'Hélène n'était pas conçu pour m'accueillir le jour de ma mort, mais je me rappelle qu'il était prévu que ma stèle côtoie la sienne le moment venu. Cette créature le savait, tout comme elle savait que l'étreinte physique avec Hélène constituait mon vœu le plus cher, mon souhait ultime. Si je devais mourir, c'était pour retrouver les bras d'Hélène et palper son corps, non pour pourrir seul entre quatre planches. Toute autre idée de la mort m'était insupportable. Paradoxalement, j'étais disposé à quitter ce monde qui n'était plus le mien, un monde artificiel où les sentiments n'étaient plus que des velléités.
         Mon interlocuteur vaporeux et sombre m'a proposé de rejoindre Hélène.
         Alors que fais-je ici ?

*

         Un soir, la créature s’est approchée de mon lit et m’a suggéré de penser à Hélène.
         « Je vais t’aider… » m’a-telle dit.
         Dès que son bras eut touché le mien, j’eus l’impression de traverser l’univers en une fraction de secondes avant de réintégrer mon enveloppe corporelle, provoquant un émoi dans chacune de mes articulations, dans chacune de mes veines. Je perçus l’étincelle de chaque synapse du plus petit méandre de mon cerveau, je…
         Je vis Hélène. Au bout de mon lit.
         Elle me souriait. Cette Hélène-là, jeune et audacieuse, me propulsait dans le passé avec toute la force que lui conférait son pouvoir de séduction auquel je n’avais pas résisté une seule seconde lors de notre première rencontre. Nanti de nouvelles facultés, je supportai aisément ce voyage dans le temps. C’est elle qui sauta sur mon lit et qui défit le drap que j’avais remonté jusqu’au menton. C’est elle qui arracha mon haut de pyjama et qui me caressa le torse avant de l’embrasser avec ardeur.
         Nous avions la vigueur de nos vingt ans et la maturité spirituelle de notre âge réel. Quel couple, dépassant la question de l’intimité au quotidien et surmontant la certitude culturelle que l’amour se construit jour après jour, pouvait se vanter d’une telle maitrise de la relation amoureuse ? Aucun. Tandis que tous cherchaient encore à définir l’amour, nous goutions directement à l’ultime étape d’un parcours dont la mécanique subtile reléguait la relation durable à mille lieues, un stade inaccessible pour le commun des mortels, un état impensable, une sorte d’uchronie ou d’univers alternatif.
         J’embrassai les seins d’Hélène avec abandon, emporté par le plaisir et métamorphosé par la perspective réjouissante offerte par ce corps ravissant qu’une main effrontée venait de dénuder. Conscient de ma capacité à initier des contractions musculaires oubliées, je réagissais avec calcul au contact de cet épiderme sur ma peau. L’éternité nous déroulait un tapis bienveillant sur lequel nous pouvions rouler, languir ou inventer les postures érotiques les plus extravagantes. Une main sur sa fesse rebondie, l’autre sur sa cuisse, je sentis soudain en moi l’émergence d’une prescience désagréable. Mon esprit prophétisait quelque chose auquel je ne me résignais pas. Et pourtant… L’éclat des yeux d’Hélène se ternit. Sa peau devint immatérielle. Sa poitrine disparut. A nouveau la lourdeur de mon corps s’imposa. La circulation de mon sang ralentit. Le froid me rattrapa. La réalité aussi.
         Une infirmière entra, m'adressa la parole, mais je ne compris pas sa question. Devant mon état d’hébétude, elle s'approcha du lit… « Mais il y a la créature... » pensai-je
         - Ca va ? Vous avez fait un cauchemar ? C'est l'orage ? Ne me dites pas que vous avez bu ?
         La jeune femme ne voyait pas la créature.
         - Il faut vraiment que vous arrêtiez l'alcool, vous savez ! Cela vous tuera !
         Elle mit sa main devant sa bouche, consciente de sa maladresse. Elle allait s'excuser…
         - Je ne demande que ça, anticipai-je.
         - Arrêter l'alcool ?
         - Non, mourir !
         La créature, immobile, acquiesça silencieusement.
         - Voyons… Vous ne pouvez pas dire ça !
         - Je n'ai plus rien ici… la seule chose à laquelle je tenais vraiment, c'est…
         Je sentis une larme idiote venir.
         - Votre épouse ?
         J'aimais bien cette infirmière. Sa jeunesse la berçait encore de cette douce illusion sociale qui soutenait sa décision d'aider les personnes âgées ou en situation de handicap. Candide, elle ne se doutait pas que le temps finirait par diluer sa noblesse de cœur et que, tôt ou tard, aider autrui ne serait plus qu'une contrainte professionnelle et non un sacerdoce.
         - Oui, ma femme… Hélène. J'attends le moment où je la rejoindrai, où je l'enlacerai à nouveau…
         Compréhensive, elle posa sa main sur mon bras.
         - Je comprends, vous savez…Mais vous n'êtes pas tout à fait seul, vous avez vos enfants. Ils ne viennent pas souvent, certes, mais ils pensent à vous. Ils n'ont pas toujours le temps…
         - Ne vous fatiguez pas ! Mes enfants sont mes enfants, mais ils se préoccupent d'avantage de la santé de mon compte en banque que de la mienne !
         - Ah… Je suis désolée…
         - Vous n'avez pas à être désolée. Mes enfants ne sont pas spécialement mauvais, ils ne sont que les produits d'une société qui a perdu ses valeurs fondamentales et son sens critique. Seule compte la satisfaction des besoins. Les vieux n'ont qu'à mourir… Et le plus tôt possible ! Allez, laissez-moi dormir.
         - Vous êtes sûr que ça ira ?
         Elle remonta le drap qu'Hélène avait défait, posa la paume de sa main sur ma tempe et me sourit avec empathie.
         - Je vous laisse, chuchota-t-elle. Vous me promettez d'arrêter totalement l'alcool ?
         - Je n'en prends presque plus.
         - C'est vrai, mais je sais que, parfois, il vous arrive de rechuter. Votre haleine… Bonne nuit !
         Cette nuit-là, j'arrêtai définitivement l'alcool. Pour Hélène. Ou la créature. Ou la jeune infirmière.
         - Je suis prêt… confiai-je avec abnégation à ma sombre confidente.

*

         Bien que je ne sois plus soumis à cette interaction corrosive entre la société et l'homme qui induit chez ce dernier la nécessité de vivre de plus en plus vite, je n'éprouve pas non plus, inerte et physiquement éteint, l'apaisement notoirement promis aux défunts. Je sens en moi une désorientation manifeste, renforcée par des troubles de mémoire. Une désorientation qui ne touche pas seulement mon esprit : mon corps, qui baigne dans la torpeur, affirme un déséquilibre biologique prononcé, abandonné par le cœur et sauvé par une force indicible qui a supplanté progressivement les battements syncopés par des impulsions vigoureuses. La mort m’a pris et me rejette déjà. J’incarne un passager chanceux qui s’échappe de la fange de l’oubli pour glisser vers une autre destination, asile ou autel, où l’on m’attend…

*

         Dans les semaines qui suivirent la nuit où j’avais décidé de ne plus toucher du tout au contenu incolore des flacons tourbés écossais que j’achetais à la supérette du centre-bourg, je m’appliquai à ordonner les papiers que j’avais empilés depuis le décès d’Hélène, cherchant surtout à mettre la main sur nos correspondances. Il m’incombait de les détruire pour que personne d’autre ne les lise. Dès que j’eus déniché les écrits convoités, je les déposai sur le lit et m’assis à côté. Les contempler avec nostalgie fit venir ma noire amie. Ce qui l’intéressait, c’était l’intensité de ma relation avec Hélène. Je ne distinguais pas son visage –en avait-elle un ?– et pourtant je savais qu’elle s’insinuait en moi et qu’elle ressentait ce que je ressentais.
         Les jeunes d’aujourd’hui, qui envoient deux cents sms par jour, ne pouvaient pas comprendre quel rôle jouaient l’écriture manuscrite et les correspondances autrefois. Sans Smartphone ou boite mail, les relations épistolaires se paraient d’une richesse sans commune mesure avec les abréviations et les smileys qui ornent les fonds d’écrans modernes. Recevoir une lettre espérée ou ne pas la recevoir ensoleillait une vie ou l’assombrissait, ouvrir un pli procédait d’un protocole sentencieux qui conférait à la scène un caractère solennel et une gravité dont les échanges électroniques sont dépourvus. Le simple fait qu’une lettre mît du temps à informer son destinataire incitait l’expéditeur à exprimer le mieux possible l’objet de son courrier et à y associer une cohorte d’adjectifs, d’adverbes et même de répétitions volontaires afin que le message fût bien compris par le lecteur.
         Je pris une lettre au hasard. Enfin… pas tout à fait au hasard. La première des lettres écrites entre 1943 et 1945, pendant ma captivité en Pologne. Une des treize lettres conservées. Nous avions envoyé plus de treize lettre, mais certaines n’arrivèrent jamais à destination, d’autres disparurent pendant mon transfert à la maison de retraite. Il n’en restait que treize. Treize lettres, écrites par Hélène et par moi. Treize lettres, comme les treize lettre du mot « passionnément »
        Dans cette lettre, je lui confiais que je passais des heures à attendre un signe d’elle, que je vivais avec cette flamme qui brûlait en moi, cette lame qui écorchait mon cœur, cette larme que je contenais péniblement. Mon corps s’épuisait à vouloir taire cet amour impossible. Combien de fois me mis-je à genoux pour lui dire à quel point j’eusse donné ma vie pour un jour d’intimité avec elle et combien de fois, finalement, ne lui déposai-je sur le papier jauni que quelques baisers exaltés ? A des milliers de kilomètres d’elle, je n’avais que ma plume pour l’aimer. Il fallait donc qu’elle fût passionnée.  
         Je lus une seconde lettre. Puis une troisième. Avant de me laisser tomber en arrière sur le lit.
         « Hélène, mon Hélène… »
         Une fois encore, je sentis la présence de la créature en moi, de façon plus intense, plus intrinsèque. Mon être, à nouveau, traversa le temps et les univers pour retrouver l’enveloppe corporelle de ses dix-huit printemps, pour retrouver la main ferme qui serrait le crayon jusqu’à le faire ployer afin qu’il transcrivît les mots enflammés qui lui étaient suggérés. Mais cette fois, point de papier, point de crayon. Nul besoin. Hélène, assise devant, moi, me souriait. Derrière moi, mes compagnons de casernement ne se rendaient compte de rien : ils ne voyaient pas Hélène comme l’infirmière, des années plus tard, ne pourrait voir la Créature. Hélène se mit à genoux et vint poser sa tête sur mes cuisses tandis que ses bras enserraient mes mollets. En l’instant, les mots me manquèrent. Fallait-il, d’ailleurs, qu’il y en eût ? Mes mains s’insinuèrent dans les cheveux d’Hélène, sur son cou, sur l’une des joues. Elle releva la tête, elle pleurait. Elle se leva et vint déposer sur mes lèvres un baiser. Nous nous étreignîmes longtemps. Si longtemps que mes compagnons de geôle disparurent, que la guerre s’évanouit, que le temps se délita.
         - Ne détruis pas ces lettres, s’il te plait, implora-t-elle.
         - Mais, ce sont les nôtres. Elles ne concernent que nous. C’est notre amour, notre vie. Elles ne concernent pas nos enfants et encore moins nos petits-enfants et arrière-petits-enfants.
         - C’est aussi leur vie et leur histoire. Notre amour existe en eux. Tu ne peux pas les priver de cet atavisme, il est déjà en eux. Laisse-les en prendre conscience. Laisse-les parcourir ces lettres.
         - Nos comptes en banque les attirent d’avantage…
         - Si tu me permets une pointe d’humour, tu te trompes, justement, sur leur compte... C’est parce que tu n’es plus en mesure de gérer quoi que ce soit qu’ils gèrent à ta place ! S’ils ne viennent pas te voir plus souvent, c’est parce qu’ils habitent loin. Je t’en prie, révise ton jugement. Laisse-les lire ces lettres. Et peut-être comprendront-ils qui ils sont ou qui ils doivent être…
         A peine ces mots prononcés, Hélène s’effaça. J’eus à peine le temps de l’embrasser. Les parois blanc fade de ma chambre s’imposèrent à mon regard, effaçant tout univers magique. Les lettres, éparpillées sur le lit, incarnaient le seul lien matériel avec Hélène. Je les regroupai avec précaution.      
         Hélène avait raison. Ces lettres formaient un héritage pour les enfants. Leur héritage. Ils y découvriraient une histoire, NOTRE histoire, mais aussi la LEUR. S’ils existaient aujourd’hui, c’est parce qu’à un moment donné, alors qu’ils n’étaient pas nés, des circonstances heureuses dans un contexte terrible avaient su donner un souffle épique à l’amour que se sont voués leurs parents. Ils n’ont pas connu la guerre, mais ont éprouvé la fébrilité qui précède la réception d’une lettre en provenance de l’être aimé. Ils pouvaient donc comprendre et apprécier nos échanges passionnés.
         Mon amie la Créature sut que j’étais enfin en phase avec moi-même. Elle s’approcha de moi et devança ma question :
         « Oui, tu vas revoir Hélène. »
         Je n’eus pas non plus besoin de m’enquérir de l’imminence des retrouvailles :
         « Bientôt. Très bientôt. Mais c’est toi qui devras accomplir l’ultime effort quand les circonstances s’y prêteront… »
         Ces paroles sibyllines m’intriguèrent mais je n’eus pas l’opportunité d’en savoir plus. Mon esprit renfermait une question latente à laquelle la Créature répondit en priorité :
         « Je me nourris de ton amour pour Hélène. Je me nourris de votre amour. L’intensité de vos sentiments crée une énergie que mon organisme synthétise et transforme en substance vitale. Pour l’homme, je ne suis ni dieu ni démon, je ne suis ni bon ni mauvais. Je ne vis que des arrangements et des accords. Et de l’amour. L’amour, dans tous ses états, mais un amour intense, profond, viscéral. Tu es pour moi une source d’énergie insondable et c’est la raison pour laquelle je vais t’aider à échapper au sort réservé à la plupart des humains. Ta mort scellera notre accord. J’attends désormais ta décision… »
         - Je pourrais donner ma vie pour qu’Hélène revienne d’entre les morts. Alors, si vous me garantissez que je vais la retrouver, je signe immédiatement ! Changez-nous en piles, nourrissez-vous de nous, faites ce que vous voulez, mais réunissez-nous ! Je ne demande rien d’autre…
         Je me levai, puis m’habillai en un clin d’œil. Je rangeai mes dossiers, mes affaires personnelles. Je ressentis le besoin fort d’écrire quelques mots. Mais à qui et pour dire quoi ? Pour expliquer que je quittais avec bonheur ce monde qui court, pour marcher sereinement vers ma douce Hélène ? Pour expliquer que la mort ou l’état qui m’était destiné m’inspirait d’avantage que la vie ? Les vivants se réjouiraient-ils réellement de savoir que le défunt n’éprouvait aucun regret à l’idée de les quitter ? La réponse ma parut évidente : quelle que fût la place que j’occupai dans leur esprit avant mon décès, mes enfants ne méritaient en aucun cas que ma dernière parole les assommât de questions sous-jacentes superflues. Il leur incombait de surmonter le fait que les plus âgés dans la famille, désormais, c’était eux ; et ce fardeau, autant physique que moral, exigeait une maturité suffisamment difficile à assumer sans que je l’assortisse de formules devineresses.
         Je me résignai à ne rien écrire. A ne rien compliquer. A clore cette existence avec discrétion, avec abnégation, conscient de ce que je fus, satisfait de ce que je fis. Une fois couché sur le lit, j’adressai un simple signe de tête à ma prévenante amie. Je sus qu’elle avait compris… Je soupirai longuement en fermant les yeux. Je fis en sorte que mes pieds prolongèrent mon corps en un « i » parfait, les bras joints sur la poitrine. Il ne me fallut que très peu de temps pour me concentrer sur l’image d’Hélène.
         Son visage me fixait. Elle souriait. Ses cheveux tombaient sur ses yeux avec révérence, ravivant l’image mutine qui m’avait captivé dès l’adolescence. Derrière elle défilaient ces images évanescentes où notre amour s’était réfugié, cet espace imaginaire où notre amour avait grandi, où Hélène résidait, où il importait que je me rendisse. Elle me tendit la main dans un geste qui me parut éternel. Une gravité soudaine s’empara de moi tandis qu’Hélène reculait, reculait, reculait… Je ne vis plus qu’une ombre. Et une faille vers laquelle je glissai. Vite. De plus en plus vite…
         La faille. L’ombre. La nuit. Sourde. Physique. Abyssale.      

*

         Je sais que le moment est venu d’accomplir l’effort ultime annoncé par la Créature.
         Je remue mes membres engourdis et me ramasse. Je plaque mon dos contre la voûte du cercueil et pousse. Celle-ci cède.
        «  Lazare, je te défie ! Je viens moi aussi de me lever et je peux marcher ! »
         Je tente de soulever la dalle de béton qui ferme le caveau, mais le poids de celle-ci est tel que mes forces, si surhumaines soient-elles à présent, s’avèrent insuffisantes. Je décide de m’attaquer à l’une des parois du caveau, uniquement bâties pour rester debout et préserver le cercueil d’une enveloppe de terre étouffante. Je frappe sans relâche ce mur de ciment bricolé à la hâte qui finit par céder. La terre entre et m’ensevelit.
         M’extirpant du sol humide, je continue mon évasion et m’accrochant aux rhizomes et aux pierres, je poursuis mon ascension. Il fait jour lorsque je sors la tête de ma prison de terre ; une brume flotte dans le cimetière, l’herbe est imbibée de rosée. La stèle sous laquelle repose Hélène se dresse juste un peu plus loin.
         « Pourquoi m’a-t-on enterré aussi loin de ma bien-aimée ? »
         Je me hisse hors du trou que je viens de creuser. Je tasse un peu la terre en surface et me remets à creuser sous la tombe voisine avec une ardeur qui me surprend. Pour un vieillard, mort de surcroît, je dispose d’un pouvoir, sans doute éphémère, dont je dois user rapidement. J’atteins la paroi du caveau et la traverse avec rage. Je colmate ensuite tant bien que mal la brèche afin d’empêcher que la terre n’atteigne le cercueil, tel un vampire se jetant sur sa proie offerte.
         Désormais, il ne reste plus qu’à ouvrir le cercueil. A retrouver Hélène. A nous aimer. Passeront les jours, les semaines, les mois et les années. S’inclineront des vies humaines devant notre immortalité. S’effaceront les contingences terrestres.
         Je repose désormais avec Hélène, mon corps alangui contre le sien. Je caresse ses os avec passion. La pression de ma main réveille ce corps endormi et livide où le sang ne coule plus. L’amour dans tous ses états, prônait la créature. Elle avait raison. Le corps d’Hélène, qu’il soit un amas d’os ou de chair, reste celui de mon épouse, celui qui m’a toujours fait fantasmer. Je souris une dernière fois en réalisant que l’amour est bien plus fort que tout : Hélène et moi ne nous sommes jamais quittés. Ce n’est pas la mort qui pouvait nous séparer !
         A mesure que le corps d’Hélène renaît, sa beauté me subjugue.
         Hélène ouvre les yeux. Sa beauté me subjugue.
         Sa beauté me subjugue.
         Une perspective immense s’ouvre. Diachronique. Irréversible.
         Nous flottons, enlacés, au-dessus de tout, au-dessus de rien, unis par un baiser enflammé, unis par l’amour. Unis pour l’Amour.
         L’Amour inconditionnel.
         L’Amour dans tous ses états. 




Laurent CORNUT – Passionnément, en treize lettres – Mars 2014