Budapest.
22 septembre 1989, 15 h 30.
Dans la salle sombre d’un vieil immeuble du boulevard Andrássy, dans le sixième arrondissement de la capitale, douze hommes se préparent à évoquer un événement censé marquer l’histoire de l’Europe.
Mátyás est silencieux. Le front moite, il relit ses fiches et vérifie une dernière fois les détails de l’assassinat de Gorbatchev. Dans ses cheveux, le gris et le brun s’affrontent, le premier ayant repoussé l’autre sur la demi-couronne qui entoure schématiquement l’arrière du sommet du crâne. Les tempes, le dessus des oreilles ont depuis longtemps cédé. Le militant inspiré n’admettra jamais que l’angoisse a ensemencé le terrain et favorisé cette coloration mature. Quand son épouse, dans l’intimité, lui glisse une allusion à ce sujet, il la réfute et prétend que le gris n’a rien à voir avec l’angoisse ou même avec l’âge, que certains trentenaires ornent leur tête d’une belle coupe poivre et sel…
Près de lui, Krisztián et Jónás, ses deux fidèles amis.
Jónás s’inquiète du retard de Gyula.
— Plus de dix mille, ils disent ! Certaines sources annoncent même quinze mille Allemands de l’Est qui auraient déjà profité de l’ouverture vers l’Ouest. Impressionnant, non ? meuble Péter.
Mátyás renifle, pour toute réponse.
Krisztián opine du chef silencieusement. Il a envie de crier à Mátyás que cette réunion est superflue car leur projet est inepte. Pourquoi tenter d’influencer un processus dont on sait presqu’à cent pour cent qu’il va dans le sens souhaité ? Il lui vient à l’esprit que son camarade activiste n’agit plus que parce qu’il est prisonnier d’un élan qu’il a lui-même donné et que l’orgueil l’empêche de prendre assez de recul pour dire stop ! L’orgueil, le fléau de ce monde. Combien d’intellectuels pêchent par orgueil ? Combien de politiciens s’inscrivent dans des actions inutiles mais retentissantes par orgueil ? Combien de chefs militaires font de leurs premières lignes de la chair à canon par orgueil ? Il voudrait lui faire comprendre que les lois strictes de l’univers ne fixent pas comme inexorable toute décision prise, même si tous les paramètres qui ont alimenté la réflexion sont rigoureux et incontestables. À tout moment, on peut faire demi-tour et l’ordre universel ne s’en portera pas plus mal. Mais il se tait, se contente de baisser les yeux. Il connaît Mátyás depuis toujours et il sait que son ami n’écoutera pas les doutes qui le rongent et l’angoisse qui doit le réveiller chaque nuit. Il sait qu’il ira au bout, quelles que soient les conséquences, quel que soit le prix à payer !