Un long hurlement s’éleva du dehors et traversa les murs épais de la maison. Les trois hommes cessèrent de rire. Les regards se croisèrent, guettant on ne savait quoi. Les moutons bêlaient. Quelques vaches meuglaient. Leur nervosité cheminait jusqu’à nous. Je surpris la peur dans les yeux d’Hilaire. Ou bien était-ce la mienne que j’y voyais ?

         Le loup, que d’aucuns qualifiaient de bête craintive, profitait de l’obscurité pour rôder autour des villages et s’approcher des maisons quand la faim le tenaillait. Celui-ci ne devait pas être loin. Le chien de Gilbert grognait, prêt à en découdre avec l’intrus. Aussi vaillant qu’il fût, je me demandais si le courage et la force de ce chien énorme pourraient toujours rivaliser avec les crocs pointus du loup. Gilbert avait expliqué que des bergers montagnards avaient créé une race de chiens capables d’affronter les loups et que le sien, qui lui avait été donné lors d’un voyage dans les Pyrénées, en faisait partie. Il pouvait éventrer un loup avant que celui-ci ne l’égorgeât, disait-il. Et c’était vrai. Lors de la dernière battue, il avait exterminé deux loups à lui tout seul !

         D’ailleurs, il suffisait de contempler l’animal, quand il adoptait une posture menaçante, pour approuver les propos de son maître. Affirmer que sa force surpassait celle de tout autre animal n’eût été que pure invention. Pourtant, quand il se pavanait, assis sur son séant, les oreilles dressées et qu’il vous regardait droit dans les yeux, l’impression que nulle autre créature ne l’égalait vous saisissait. Tout le monde dans la commune le connaissait et les expressions mentionnant « le chien de Passereau » abondaient.

         Gilbert fut le premier à réagir. Il sortit de la pièce, sans un mot, emprunta le corridor, ouvrit la porte de la maison et sortit dans le noir.

         Nous nous précipitâmes derrière lui après qu’un second hurlement eut ébranlé la tranquillité du village. Avec les hurlements ressurgissaient les légendes, les contes et les peurs primitives qu’ils inspiraient. La malédiction du loup-garou allait de nouveau briser les portes des maisons et tourmenter les âmes faibles.

         La lune, pleine, éclairait le ciel. Les bâtiments projetaient leurs ombres sinistres. Les bruits des animaux dans l’écurie résonnaient. Gilbert voulut retenir son chien mais celui-ci se ruait déjà sur les traces du loup.

         - Je croyais que nous avions tué tous les loups lors de la dernière battue... glissai-je à l’attention d’Hilaire.

         - O faut crère que nun (il faut croire que non)... commenta t-il sobrement.

         Un silence exaspérant s’installa. Nous nous tenions debout dans la cour, fouillant du regard chaque espace que la lueur astrale dévoilait partiellement, priant pour y découvrir la gueule triomphante du chien de Passereau. Je me tenais derrière Gilbert et Lucien et je faisais en sorte de rester dans leurs pas lorsqu’ils s’avançaient un peu plus dans l’obscurité. Hilaire avait choisi d’attendre au seuil de la maison avec Madeleine Passereau.

         Soudain, quelques grognements résonnèrent au loin. Le chien de Passereau affrontait-il le loup en un combat singulier ? Pouvait-il rivaliser encore une fois ? Quelques cris plus aigus confirmèrent que l’un des deux « canis » venait d’infliger à l’autre des blessures certaines. Des cris de douleur terribles qui témoignaient de l’intensité de l’affrontement entre les deux bêtes. Moutons et vaches durent les entendre aussi car ils remuèrent de plus belle. Puis plus rien. Plus un bruit. Ni dans l’écurie ni dans la nuit. La bataille avait livré son vainqueur. L’un des deux combattants gisait sans nul doute, là, quelque part dans les coteaux, couché sur le flanc, la gorge déchiquetée, tandis que son adversaire s’abreuvait de son sang.

         Pendant cette longue attente, aucun de nous ne parla ni ne bougea. Et puis il y eut un bruit indicible mais un bruit que nous perçûmes tous. Je vis Gilbert et Lucien reculer et j’en fis autant. L’une des deux bêtes s’approchait doucement. Mais laquelle ?

         La silhouette demeura longtemps dans l’ombre puis apparut enfin sur le chemin. Elle s’approcha, la gueule béante, les yeux traversés de haine, le poil hérissé et maculé de sang. Une bête effrayante qui sortait tout droit des Enfers